En 1966, filmé, avec le son, à une table de restaurant, le réalisateur de cinématographe Jean Renoir s’adresse à Rivette (autre personnalité dans le métier du cinématographe) en alliant gestes et paroles : « si vous empilez ces soucoupes [des cendriers], vous obtenez une tour, et cette tour prouve l'existence de Dieu... Mais au départ vous ne vouliez rien prouver du tout ! » Un peu auparavant il expliquait: « On ne découvre le sens d'un travail que lorsque ce travail est terminé » Et voilà pourquoi il est ici question d’arrêt, il y est foutrement question d’arrêt, et pas seulement pour permettre aux voyageurs de descendre visiter la citation-station « Renoir », mais encore, pour bien ancrer l’idée du point final, qui manque fatalement aux ingénieurs de la tour de Babel. En fait, plutôt, il n’y en a pas qu’un, il y en a autant qu’on veut.
Clarifions un peu. Au départ on empile nos cendriers sur la table d’un restaurant, ou bien nos liasses de scenarii, nos kilomètres de pellicule ; ou bien nos formules littéraires sur le papier matheux gourmand : nous nous efforçons, autant que faire se peut, de faire ce que nous pouvons pour constituer quelque choses d’à peu près cohérent qui veuille dire quelque chose. Bouh bouh, pfeuh ! Un boulot, quand même, du tonnerre de Brest, mais faut ce qui faut. Ensuite, avec le temps, la cervelle, les autres, on s’apperçoit qu’on en a dit un peu plus que ce qui était prévu. Et peut être même, qu’après quelques centaines de milliers de tours en cendriers sur beaucoup beaucoup de tables de restaurant (désertés par les gourmets enfumés jusqu’à l’agonie gustative) on pourra se dire : Ah, ah ! Voilà donc ce que j’avais dans l’occiput. Mais ça c’est pour la fin. Entre temps il y a eu un certain nombre de plus petites fins, plus modestes ; des fin utiles. On pourrait dire des buts. On pourrait aussi dire des désirs et s’arrêter vite fait à la station-citation « Deleuze-Guattari » pour s’informer très touristiquement de ce qu’on ne désire jamais seulement quelque chose toute seule comme une conne, mais toujours des agencements de choses. Prenons un exemple : le vélocypède. Je veux un vélocypède. Mais quand j’y pense à ce machin qui me fait baver, je rève de tout ce que je vais pouvoir faire avec : me balader à la campagne, sillonner la ville derrière les autobus avec un masque à gaz très chic (à cause du diésel), déballer l’engin de son emballage (moment intense de bonheur qui passe forcément: trop vite parce qu’on est trop pressé d’ôter tous les machins qui cachent l’objet), descendre les côtes à toute vitesse les cheveux plaqué comme un danseur de tango (là on évite à tout les coups de penser à la montée, quelqu’un qui désire un vélocypède ignore les montées, à plus forte raison un danseur de tango !), lustrer le cadre avec bienveillance et le voir briller sous la lumière d’un néon bleu de garage, etc. Ainsi, sans doutes, il en va de même pour un Jean Renoir agençant soigneusement ses désirs de filmer, surtout que pour faire des films il faut requisitionner tout une légion d’autres quidams avec des cervelles pleines de désirs itou, si bien que se trament et se nouent une quantité faramineuse de désirs en ribambelles d’agencements. Mais dans le cas de qui écrit seul au fond de sa petite chambre éclairée d’une lampe arrachée à la poussière du gernier d’un grand-père qui savait garder-les-choses-utiles-des-fois-que-ça-puisse-servir, il en va de même encore, bien qu’à une échelle plus réduite.
Donc, on a fini des petits, des moyens, et des gros travaux qui nous ont permis de découvrir qu’on avait pas fini de découvrir qu’on peut continuer parce que l’ensemble de ces travaux au moment où on les contemple de haut constituent une édification plutôt cohérente dont on ignorait auparavant la possibilité. C’est l’avènement. Il y a quelques points finals, qui n’ont pu voir le jour qu’après une longue mise en place de petits points.
Tout ça pour dire qu’il faut une bonne dose de conscience de fourmi littéraire pour écrire. On y va doucement, on se fixe d’humbles buts à nous que même si les autres ils trouvent que c’est minable, on les emmerde.
« On n'écrit pas assez ! »
Gribouiller des centaines de pages pour construire un bouquin c’est tout l’inverse d’une tour de Babel. Primo parce que même Proust n’avait pas assez d’énergie pour écrire une infinité de pages, secondo parce qu’on écrit pour communiquer des choses et pas pour énerver Dieu.