Depuis des lustres une certaine conception de l’avancement culinaire propose à notre confusion tout un cortège de détournements de sens à faire perdre le goût. N’est-on pas en droit de réclamer, dès lors, une plus grande rectitude morale dans la préparation d’un avenir nutritif tout empreint d’une dignité galvanisante ? Qu’avons nous retenu de cette puissante manifestation de l’esprit domestique au service d’un meilleur confort pondéral et qui stipulait sans détour : « dans l’cochon tout est bon » ? Il semble hélas que bien des oreilles pénibles n’eurent pour mince activité que d’articuler le subtil précepte ci-dessus dans la plus arthritique des argumentations dissonantes. Si bien que le fromage de tête produit eut la fâcheuse conséquence d’entamer sans vergogne la joyeuse et insouciante propension - qui animait presque chacun naguère - à confire le quotidien jusqu’à ce qu’il devienne consommable à la cuiller et non plus résistant comme la chair martiale du cheval de Troie. Et vas-y que j’te file au rayon surgelé sous néons, voiture laborieusement parquée et chariot dans les pognes. « On va pas encore prendre de la pizza, r’garde, y’a des crêpes au fromage ! »
Il fut un temps où l’hilarité la plus spasmodique eut fait se contorsionner la plus banale des ménagères en blouse, si on lui avait suggéré bas au pavillon de l’oreille (comme pour une blague frivole) que les crêpes au fromage c’est de la cuisine. Car il faut bien s’entendre : un lapin chasseur, une daube, une blanquettes, ça évoque les fourneaux, les crêpes : le snack. ’Tention, ne nous méprenons point, si déjà le citadin sans mômes savait aller plus loin que la préparation de la pâte crêpeuse puis sa cuisson en poêle, s’il savait ne serait-ce que composer une béchamel sans grumeaux, s’il savait que des champignons de Paris n’aiment guère tremper dans l’eau (surtout émasculés), s’ils n’ignoraient pas à quelle chaleur régler le four sans la notice, ça ne serait, disons, pas si grave. Car oui, nous en sommes là : non seulement la crêpe au fromage n’est plus considérée comme un divertissement pour cuisinier en herbe tout imprégné encore des beaux traits colorés d’un Michel Oliver optimiste ; on considère cette mise en bouche tellement complexe à bidouiller, qu’il faut s’en remettre aux dieux cancérigènes de l’alchimie industrielle. Un B-A BA perdu : « qui ne sait pas faire du pain perdu, ne risque pas de réussir un baba ».
Et Dieu, dans son infinie mansuétude, a entendu les prières des justes, s’est mis à bricoler une créature. Une créature écologiquement responsable, une créature finement pédagogue, une créature aussi mesurée que généreuse, une créature qui mérite d’être qualifiée d’auvergnate. Il s’agit d'Eric Roux. Homme admirable, s’il en est, ce hussard noir du goût, nous a toujours, avec patience et conviction, présenté la face la plus digne de la chronique télévisée (et radiophonique aussi). Car le pèlerinage du saint homme, parcourant les plateaux profanes, l’esprit farci d’un savoir absolu, a conduit les plus moribondes brebis, vers les rives laiteuse et mielleuses de l’alphabet culinaire. En connaissez, vous, dites, en connaissez vous beaucoup, qui, à son instar, savent en quelques minutes vous transmettre une recette simple, délicieuse et surprenante, vous transmettent des algorithmes de bases, la classification périodique des éléments gastronomique, les tables de multiplication du cuisinier, la manière de choisir le produit, le vrai, avec sa peau, sur l’étal ; mais vous transmettent avant tout : l’envie de cuisiner ? En connaissez vous beaucoup des gars qui vous balancent, comme ça, là, sans prévenir, une recette que l’on croit tout de go dadaïste : endives revenues dans l’huile d’olive et cuites dans du jus d’oranges et cumin ? De quoi défibriller tout amateur de chicons ! Et pourtant, qu’il essaie l’amateur de chicons timoré, qu’il la fasse (en deux temps trois mouvement) et qu’il la goûte, la recette, et il vera. « Ah, nom d’une palourde claustrophobe, c’que c’est bon ! », s’exclamera-t-il béat.
Et voilà que le diable, dans son infinie malveillance, nous dépixellise Eric Roux, il nous l’ôte du tube cathodique, de l’écran LCD, de la dalle au plasma ! Il nous l’extirpe du tuner analogique ; bref, nous le détélévisionne.
Pleurons, mais n’omettons pas, cela fait d’aller jeter un œil à cette adresse, car les chroniques du Vénérable continueront de s’y afficher telles la délicate empreinte du safran sur l’exquis fumet d’une nage de megalodon : http://www.rouxcuisine.com/ A lire, sur le sujet, l’émouvant hommage de Requia : http://requia.canalblog.com/archives/2006/01/27/1281189.html